Les IECA: Pour ou Contre la Prescription?
World Small Animal Veterinary Association World Congress Proceedings, 2010
Hervé P. Lefebvre, Dr.med.vet., PhD, DECVPT
Toulouse, France

Lire la traduction anglaise: To Give or Not to Give... Ace Inhibitors

Introduction

Au cours des années 90, les progrès dans la connaissance de la progression des maladies rénales a conduit à l'idée que des approches pharmacologiques pouvaient être rénoprotectrices, maintenir la qualité de vie et augmenter la survie du patient insuffisant rénal. Parmi les molécules candidates, les inhibiteurs de l'enzyme de conversion de l'angiotensine II (IECA) sont apparus comme les plus efficaces. Leur bénéfice a été démontré d'abord dans des modèles rongeurs, puis chez l'homme. En médecine des carnivores domestiques, les IECA ont été développés initialement pour le traitement de l'insuffisance cardiaque chez le chien. Au début des années 2000, ces médicaments ont été proposés dans la prise en charge médicale des maladies rénales chroniques chez le chien et le chat. Leur utilisation est aujourd'hui très répandue bien que le niveau de preuve de leur effet bénéfique sur des critères cliniques au long cours soit faible. Le rapport bénéfice sur risque du traitement avec un IECA lors d'insuffisance rénale chronique (IRC) dépend en outre de l'état clinique du patient, du stade de la maladie rénale et de l'utilisation éventuelle de traitements concomitants.

Critères de Substitution Appuyant la Prescription des IECA dans L'IRC Canine et Féline

Effet Anti-Protéinurique

La protéinurie est non seulement un marqueur de lésion glomérulaire, mais aussi un facteur majeur dans la progression de l'IRC. Les protéines filtrées induisent l'expression de cytokines pro-inflammatoires et présentent une toxicité directe pour les cellules tubulaires. La protéinurie est un indicateur pronostique majeur chez le chien1 et le chat2 atteints d'IRC. Elle constitue également un facteur de risque pour le développement d'un état azotémique chez le chat âgé.3 Les IECA apparaissent comme les agents ayant l'effet antiprotéinurique le plus marqué chez le patient atteint d'IRC.4 Chez le chien, l'énalapril diminue la protéinurie dans les maladies glomérulaires idiopathiques. Après 6 mois de traitement, le rapport protéines sur créatinine urinaire (RPCU) passe de 4.7 à 6.6 dans le groupe recevant un placebo, alors qu'il diminue de 8.7 à 3.7 dans le groupe traité.5 Une effet antiprotéinurique du bénazépril a été aussi mis en évidence chez le chat insuffisant rénal chronique.6,7

Effet sur L'Hypertension Artérielle Systémique et Glomérulaire

L'hypertension artérielle systémique est fréquente chez le chien et le chat atteints d'IRC. Une pression artérielle systémique (PAS) élevée est un facteur de risque important pour l'apparition de crises urémiques et un facteur de mortalité chez le chien.8 Chez le chat, contrairement au chien, la valeur de la PAS et le contrôle pharmacologique de l'hypertension artérielle systémique ne semblent pas associés à la survie lors d'IRC.2,9 Néanmoins, l'hypertension artérielle systémique pouvant entraîner des lésions organiques graves (ex: atteintes oculaires), un traitement anti-hypertenseur reste une obligation.

Les IECA sont modérément hypotenseurs chez le chien. La diminution maximale de la pression artérielle, survenant entre 1 et 6 h après l'administration, est généralement inférieure à 20 mm Hg.4 L'effet anti-hypertenseur des IECA chez le chat est négligeable et l'amlodipine est préférée en première intention. Un IECA peut être ajouté quand la pression artérielle reste élevée avec une monothérapie avec l'amlodipine. L'avantage de cette association n'est pas seulement une synergie des effets anti-hypertenseurs. Elle permet également par l'IECA de bloquer l'activation du système rénine angiotensine aldostérone (SRAA), induite par l'amlodipine, comme cela a été montré chez le chien.10

L'hypertension glomérulaire est une adaptation fonctionnelle des néphrons survivants. Elle permet d'augmenter la capacité de filtration de chaque néphron individuel, et donc de compenser la baisse de diminution de débit de filtration glomérulaire (DFG) global résultant de la perte de néphrons. Cependant, les effets à long terme de l'hypertension glomérulaire sont délétères car la tension exercée sur les capillaires et les cellules mésangiales conduit à des lésions glomérulaires et à la progression de la maladie rénale. Les IECA diminuent la pression glomérulaire en diminuant la pression systémique et en inhibant la vasoconstriction de l'artériole efférente induite par l'angiotensine II. Avec l'énalapril, la résistance artériolaire efférente baisse de 30% dans un modèle d'IRC expérimentale chez le chien.11 Dans un modèle d'IRC feline, le bénazépril induit une augmentation jusqu'à 30% du DFG, mais ne modifie pas la concentration sérique de créatinine.12 Dans une autre étude chez le chat présentant une IRC spontanée, le bénazépril a diminué la créatininémie.13 L'effet sur la résistance artériolaire, et non l'effet anti-hypertenseur systémique, est le facteur principal expliquant la baisse de l'hypertension glomérulaire.12

Effets sur la Fibrose Rénale

L'activation du SRAA, et ainsi la production accrue d'angiotensine II, est déterminante dans la progression de la fibrose rénale. L'angiotensine II augmente la production de transforming growth factor-β, une cytokine favorisant la fibrose, impliquée également dans le développement des lésions rénales.4 Les IECA ont des effets bénéfiques sur les remaniements tissulaires dans un modèle expérimental d'IRC canine. Ils limitent le développement de l'hypertrophie glomérulaire chez le chien diabétique uninéphrectomisé,14 diminuent de façon transitoire la fragmentation de la membrane basale dans la néphrite hériditaire du Samoyède,15 et diminuent les lésions glomérulaires et tubulointerstitielles dans un modèle canin d'IRC.11

Essais Cliniques avec les IECA dans L'IRC Canine et Féline

Bien que les IECA soient des agents antiprotéinuriques, diminuent la pression artérielle systémique, améliorent l'hémodynamique glomérulaire et limitent le développement des lésions rénales, ces effets sont des critères de substitution et n'indiquent pas nécessairement que les IECA ont un effet bénéfique sur l'évolution clinique de l'IRC. La preuve d'efficacité principale doit reposer sur l'essai clinique. Plusieurs essais en néphrologie humaine ont montré l'intérêt des IECA. Les études en médecine vétérinaire sont plus rares et moins convaincantes.

IRC Canine

Dans la néphropathie héréditaire du Samoyède, l'énalapril administré avant l'apparition de la protéinurie et des signes cliniques, retarde l'apparition de l'azotémie, ralentit l'augmentation de la protéinurie et augmente la survie de 36% (de 201 à 273 jours).15

Chez le chien atteint de glomérulopathie idiopathique, l'énalapril n'induit aucune modification de la créatininémie. Néanmoins, une élévation de la créatininémie au-delà de 2 mg/L après 6 mois de traitement n'est observée que chez 3/16 chiens traités avec l'énalapril (contre 13/14 chiens recevant le placebo). Le score clinique est également amélioré avec l'énalapril.5 Le score clinique a été également amélioré par le bénazépril dans une autre étude.16

IRC Féline

L'essai clinique le plus important en néphrologie vétérinaire a été réalisé avec le bénazépril (0.5-1.0 mg/kg, vo, 1 fois par jour) chez 192 chats insuffisants rénaux chroniques sur une période allant jusqu'à 3 ans. Le bénazépril a induit une baisse de la protéinurie, mais n'a pas modifié le temps de survie rénale (nécessité d'une perfusion ou euthanasie ou mort en raison de l'IRC) dans l'ensemble de la population ou chez les chats avec une protéinurie prononcée (RPCU>1).6 Dans un autre essai, le taux cumulé de survie n'a pas été modifié par le traitement.7

Ainsi, bien que la plupart des études semble indiquer une tendance plutôt favorable et aucun effet délétère, la question du bénéfice réel des IECA sur la survie des chiens et des chats atteints d'IRC reste posée. Des explications possibles de ces résultats peu probants sont le manque de puissance statistique des essais, des critères d'inclusion mal définis, la sélection inadéquate de critères d'efficacité, et les variations inter-individuelles potentielles de réponse au traitement. Ces problèmes se posent fréquemment dans les essais en néphrologie vétérinaire et l'utilisation de nombreux médicaments dans l'IRC n'est pas appuyée par des niveaux de preuve suffisants, mais souvent par des considérations physiopathologiques ou l'opinion d'experts.

Quand Prescrire ou Ne Pas Prescrire un IECA dans L'IRC Canine et Féline

Bien que le niveau de preuve concernant l'efficacité ne soit pas optimal, les IECA sont prescrits pour le traitement de l'IRC. Le rapport bénéfice sur risques semble en effet suffisant. Les recommendations actuelles de prescription émanent des experts.

Le patient "optimal" pour le traitement IECA est le patient atteint d'une IRC protéinurique au stade II ou III IRIS. La présence chez ce patient d'une hypertension artérielle systémique représente une raison supplémentaire pour prescrire l'IECA (en monothérapie ou associé avec l'amlodipine selon la sévérité de l'hypertension). Le patient doit présenter un état stable et normohydraté lorsque le traitement est initié. Lors d'état instable (ex: nécessité d'une fluidothérapie), un traitement oral n'est généralement pas recommandé et la réponse au traitement peut être équivoque. Il est alors préférable d'attendre parfois quelques semaines une fois que l'animal est redevenu stable et n'est plus hospitalisé pour initier un tel traitement. Les IECA sont déconseillés en cas de déshydratation car ils peuvent diminuer la perfusion rénale et entraîner une insuffisance rénale aiguë (IRA). La décision de prescrire un IECA peut reposer sur la valeur du RPCU en fonction des recommandations de l'ACVIM.17 Dans les stades II et III IRIS, le traitement peut être initié pour un RPCU >0.5 chez le chien et >0.4 chez le chat.17 Le suivi de la protéinurie permet alors d'évaluer l'effet anti-protéinurique du traitement. Au stade I IRIS, les IECA ne sont pas recommandés sauf si une protéinurie rénale importante (RPCU>2) persiste.17 La prescription d'un IECA au stade IV est déconseillée car le patient est souvent déshydraté et l'objectif de la prise en charge est alors la gestion des complications urémiques.18 Lors d'IRC non protéinurique, l'intérêt clinique des IECA reste à démontrer par des études complémentaires.

Les effets indésirables des IECA sont rares. Le risque rénal est faible chez l'animal adulte normohydraté. Le risque d'hyperkaliémie est très faible. Par contre, les IECA sont contre-indiqués chez la femelle gestante et le nouveau-né, car le SRAA joue un rôle essentiel dans le développement rénal. Bien que les IECA soient modérément hypotenseurs, ils sont contre-indiqués lors d'hypotension artérielle, d'hypovolémie, d'hyponatrémie et d'IRA.4 Parmi les interactions médicamenteuses mentionnées dans la littérature, celle avec les AINS est la plus souvent citée. Cette interaction est pertinente car l'arthrose et l'IRC peuvent être concomitantes chez un même patient. L'inhibition de la cyclooxygénase par l'AINS induit une vasoconstriction de l'artériole afférente alors que l'IECA entraîne une vasodilatation de l'artériole efférente. La chute de la pression de filtration peut entraîner une baisse brutale du DFG et une IRA. Néanmoins, cette interaction représente une contre-indication relative chez le patient au stade II ou III IRIS, mais un suivi étroit de la fonction rénale est conseillé lorsqu'une telle association est envisagée.4

References

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18. Brown SA. 2007 BSAVA Manual of Canine and Feline Nephrology and Urology, 2nd ed: 223.

 

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Hervé P. Lefebvre, Dr. med. vet., PhD, DECVPT
Toulouse, France


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